Frais de scolarité : manipulons les chiffres pour faire dire ce que l'on veut!

Éric Beaudry
L'auteur s'exprime en son nom personnel sous aucune affiliation.

1. Pour les impatients

Si vous voulez voir seulement l'essentiel, sautez directement aux graphiques corrigés de la figure 1 et de la figure 2.

2. Avant-propos

Aujourd'hui, je m'improvise « économiste d'un jour »! Plusieurs personnes m'ont demandé mon avis sur la récente hausse annoncée des frais (droits) de scolarité. Au lieu d'écrire individuellement de longs courriels ou des messages Facebook, j'ai décidé de m'amuser un peu pour vous encourager à la prudence. Chaque parti dans le débat sur la hausse des frais de scolarité est accusé de montrer les chiffres qui font leur affaire : les données au Canada pour justifier la hausse (http://www.droitsdescolarite.com/), et les données d'Europe pour ceux qui sont contre (http://www.droitsdescolarite.ca/). Cela est tout à fait normal lorsqu'on tente d'influencer des décisions. Cependant, tant qu'on ne s'entend pas sur quoi comparer, on tourne en rond.

Je vous propose un exercice différent et même amusant. J'ai pris une étude au « hasard » pour vous montrer comment on peut arriver à présenter les mêmes données autrement pour suggérer des conclusions assez différentes. J'espère que vous apprécierez l'exercice.

Je m'abstiendrai volontairement de me prononcer sur d'autres questions connexes (mais tout aussi pertinentes!) au débat dont :

  1. Les universités sont-elles sous-financées au Québec? Si oui, de combien?
  2. Comment doit-on répartir l'effort du financement des universités (État vs étudiants)?
  3. L'entreprise privée doit-elle participer au financement des universités?
  4. Le financement des universités est-il réparti convenablement au Québec (entre universités / facultés / départements, etc.)?
  5. Est-ce qu'une bonification (gel du plafond des prêts pour compenser la hausse) du programme d'Aide financière aux études permet d'éviter un impact négatif sur l'accessibilité?

3. Introduction

Pour appuyer leur position, plusieurs défenseurs de la hausse des droits de scolarité avancent qu'il n'existerait pas de lien (significatif) entre le niveau des droits de scolarité et l'accessibilité aux études universitaires. Ainsi, une hausse des frais ne nuirait pas (significativement) à l'accessibilité. Pour « démontrer » cette thèse, on présente souvent des graphiques qui mettent en relation les droits de scolarité et le taux de fréquentation aux universités au Canada. On peut visualiser de tels graphiques dans des notes économiques publiées par l’Institut économique de Montréal (IEDM), la première en février 2004 et la deuxième en juin 2010 (mise à jour de la première).

Ma contribution au débat est la suivante. Bien que ces notes économiques ne soient pas des articles scientifiques, je vais quand même les critiquer de façon similaire à un article scientifique. Je vais identifier des biais et des limites dans le choix des variables, dans la pondération des données et dans l'interprétation des graphiques. Je vais proposer une légère correction pour éliminer un biais. Je vais proposer d'autres hypothèses. Ainsi, je ferai la démonstration qu'il est possible de suggérer des conclusions différentes avec les mêmes données. Enfin, je critiquerai quelques points dans l'argumentation. À noter qu'il s'agit d'une critique partielle, faute de temps.

Dans ma critique, j'essayerai d'être accessible, pédagogique et parfois humoristique, afin d'encourager les lecteurs à développer leur esprit critique.

Avant de lire la suite, je vous invite à lire attentivement les notes économiques de l'IEDM de 2004 et/ou 2010, intitulées « La hausse des droits de scolarité réduirait-elle l'accessibilité aux études universitaires? ». Le texte cité sera surligné en vert entre « ».

4. Critique

4.1. Choix de la variable « Taux de participation »

Version 2010, page 1, paragraphe 2 :
« Les données disponibles pour les provinces canadiennes n’indiquent en effet pas de relation directe entre le montant des droits de scolarité et l’accessibilité aux études universitaires. En d’autres mots, des droits de scolarité peu élevés ne sont pas associés à des taux de fréquentation élevés. La hausse des droits de scolarité réduirait-elle l’accessibilité aux études universitaires? »

Version 2010, page 2 :
« « Accessibilité » ne rime donc pas avec « droits de scolarité faibles » »

En science, on accorde beaucoup d'importance à la terminologie. Il est important de bien définir les notions utilisées. Ici, les notions « d'accessibilité » et de « taux de fréquentation aux universités » sont confondues. Le taux de fréquentation n'est pas une mesure précise de l'accessibilité, mais seulement un indicateur. Le taux de fréquentation est le rapport entre le nombre d'étudiants qui vont à l'université et la population en âge d'y aller. Autrement dit, ce taux nous informe sur le nombre d'étudiants qui fréquentent les universités, mais il ne dit rien sur qui les fréquentent. Ces deux notions auraient dû être nuancées dès le départ. De plus, il ne faut pas oublier que plusieurs programmes universitaires sont contingentés selon la capacité d'accueil. Ainsi, les taux de participation à ces programmes se retrouvent plafonnés. En économie, cela s'appelle l'offre de service.

Le dictionnaire Franqus définit le mot accessibilité comme étant une «[p]ropriété, qualité de ce qui est accessible ». Dans une perspective d'égalité aux chances, l'important n'est pas de savoir si un jeune décide ou non d'aller à l'université, mais plutôt de savoir s'il peut ou non y aller. Et ce n'est pas parce qu'une chose (éducation) est accessible qu'on y accède. Ainsi, le taux de fréquentation n'est pas une mesure fiable pour évaluer l'accessibilité à l'université. Pour mesurer l'accessibilité aux études, il faut plutôt évaluer si les capacités financières d'un potentiel étudiant représentent ou non un obstacle à sa décision d'aller ou non à l'université.

4.2. Cas particulier du Québec : les cégeps

Version 2010, page 1, paragraphe 3 :

« Le cas québécois illustre bien ce phénomène. [...] »

On compare deux systèmes d'éducation assez différents, car au Québec, il y a les cégeps qui offrent des formations techniques et préuniversitaires. Cela introduit un biais dans l'étude. Cette limite aurait dû être discutée.

4.3. La Figure 1 : Droits scolarités vs Taux de participation

Voici la figure 1 et le graphique 1 originaux des notes de 2010 et 2004.



Version 2010


Version 2004
Source : notes économiques de l'IEDM.
Remarque: la tranche d'âges visée a changé : 20-21 ans en 2004 et 18-24 en 2010.


Ces graphiques comportent plusieurs problèmes dont :
  1. Omission de variables : on cherche à démontrer un lien ou l'absence d'un lien entre deux variables avant même de discuter de l’ensemble des variables en jeu. D'autres variables, comme les conditions socioéconomiques doivent être considérées.
  2. Pondérations des données : on prend pour hypothèse que les provinces ont des poids égaux.

Regardez bien la droite qui apparaît dans ces graphiques. Ces droites sont obtenues en appliquant une régression linéaire sur le jeu de données. En présentant cette droite, on fait l'hypothèse que si une relation de dépendance existait, elle serait linéaire. À noter qu'il existe d'autres modèles de relation de dépendance possibles. Une régression linéaire est la droite qui estime le mieux la relation de dépendance entre deux variables. La méthode des moindres carrés est généralement utilisée pour estimer les paramètres a et b de la droite (y=ax+b).

Une conclusion est suggérée dans la version 2004 à la toute première page :

« En d’autres mots, des droits de scolarité peu élevés ne sont pas associés avec des taux de fréquentation élevés. C’est même l’inverse qui est vrai. »

L'affirmation est même poussée plus loin dans le titre du communiqué de presse daté du 16 juin 2010 annonçant la mise à jour de la note économique :

« L'augmentation des droits de scolarité universitaire ne réduit pas l'accessibilité »

Pourtant, à la page 2, toujours de la version 2004, on apporte un avertissement correct :

« Ces résultats ne signifient évidemment pas qu’une hausse des droits de scolarité dans une province entraînera une augmentation de son taux de participation, mais ils suggèrent qu’on ne peut pas non plus affirmer l’inverse, à savoir qu’une augmentation des droits réduira nécessairement le taux de participation. »

La vérité est qu'on ne peut tout simplement rien conclure avec ces graphiques. Un graphique peut servir de contreexemple pour invalider une hypothèse très précise si et seulement si toutes les autres variables sont constantes. Ce n'est pas le cas ici. La constance des variables omises n'est aucunement garantie d'une province à l'autre.

Mais cela ne signifie pas pour autant que des graphiques du genre sont inutiles. Ce genre de graphiques aide à établir des hypothèses ou à expliquer intuitivement des phénomènes. Une fois que les hypothèses sont établies, on peut élaborer un protocole pour les valider ou les invalider afin de tirer des conclusions. C'est en partie ce qu'on essaie de faire dans la note économique. Dans un premier temps, on suggère l'absence de lien de dépendance à l'aide de graphiques. Ensuite, on apporte une argumentation pour expliquer l'absence de lien de dépendance. Nous reviendrons sur l'argumentation un peu plus loin.

Enfin, ce n'est pas parce qu'on ne voit pas de lien de dépendance apparent qu'il n'en existe pas. Ayons un regard critique sur l'interprétation du graphique. Malgré l'omission de variables, essayons de trouver quelque chose, et ce, sans sortir du cadre canadien! Regardons le cas de la Nouvelle-Écosse. Elle apparaît comme un cas d'exception qui « attire » la droite vers le haut. Toutefois, il s'agit d'une « petite exception » puisque sa population est plutôt faible. Ne pas considérer le poids des provinces introduit un biais.

4.4. Figure 1 corrigée

Le graphique ci-bas corrige ce biais. La superficie des cercles est proportionnelle au poids des provinces.


Analysons le nouveau graphique. Reprenons la même hypothèse, c'est-à-dire qu'il y aurait une relation linéaire. La droite de régression linéaire a maintenant une très légère pente descendante. Cela pourrait suggérer qu'au contraire, le taux de fréquentation diminue (très très légèrement) avec l'augmentation des droits de scolarité. Attention, n'allez pas trop vite! Ceci n'est pas une preuve. Mais, cela démontre comment qu'un petit changement dans la méthodologie peut influencer l'interprétation des données et ainsi changer la conclusion suggérée. L'hypothèse que les droits de scolarité influencent le taux de fréquentation devient alors tout d'un coup moins invraisemblable que dans la figure originale! Et ce, avec les mêmes données, dans le cadre canadien, c'est-à-dire sans même ajouter des pays européens!

Ai-je manipulé les données? Oui. Ai-je manipulé malicieusement les données? Non. Tenir compte du poids est important, car il minimise les biais des cas d'exception. En fait, ce serait plutôt l'inverse qui pourrait être considéré comme une manipulation malicieuse afin de suggérer une conclusion désirée. Si vous croyez que ma manipulation est malhonnête, sachez que je ne suis pas le seul à le faire! Dénoncez aussi les universités, car elles manipulent vos résultats académiques en pondérant les moyennes cumulatives selon le nombre de crédits des cours! Si vous avez des fonds communs de placement, criez à l'injustice, car les portefeuilles de placement sont aussi pondérés!

Remarque :

Au lieu de tenir compte de seulement la dernière année disponible (2008-2009), une moyenne sur les 3 dernières années a été utilisée (2006-2007, 2007-2008, 2008-2009). Vous pouvez télécharger le fichier Excel et les fichiers GnuPlot (methode1.dat | methode1.plt) qui ont servi à la production de ce graphique. Les sources des données sont indiquées dans le fichier Excel.

Limitation :

Idéalement, le poids de chaque province devrait être la taille de sa population 18-24 ans. Ces données sont disponibles auprès de Statistique Canada. Cependant, il m'en aurait coûté 45 $! Étais-je prêt à dépenser 45 $ pour m'amuser à écrire cette critique? Non! Ce n'est qu'un passetemps! Alors, que faire?

Pour épargner 45 $, il est possible de pondérer les données avec d'autres variables qui sont réputées être corrélées :

  1. Population totale des provinces. Ce choix introduit un biais puisque les provinces peuvent avoir des profils démographiques différents. La population 18-24 ans n'a pas une proportion constante d'une province à l'autre.
  2. Estimation de la population 18-24. Cette estimation est obtenue en divisant les effectifs d'étudiants (que j'ai pu trouver gratuitement!) dans chaque province par leur taux de fréquentation. Encore une fois, il s'agit d'une estimation biaisée, car les effectifs d'étudiants incluent les étudiants étrangers et des autres provinces.
  3. La superficie des provinces. Quel mauvais choix! Au moins, ce choix aurait été stable dans le temps! Mais, ce choix n'est pas pire que la constante un (1)!

Ne pas payer les 45 $ avait aussi un objectif pédagogique pour vous expliquer comment discuter des limites d'une étude! Est-ce une erreur méthodologique de ne pas payer les 45 $? Aucunement! Il s'agit plutôt d'une limite. Toutefois, il faut le dire explicitement (comme je viens le de faire plus haut) afin de conscientiser le lecteur que la conclusion est biaisée par cette limite. Et il faut éviter le piège de trop spéculer sur la limite. Nous aurons un bel exemple plus loin. Cela aurait été maladroit de ma part si j'avais écrit que cette limite est négligeable ou qu'elle sous-estime probablement la pente descendante. Il faut simplement : (1) identifier la limite, (2) expliquer en quoi c'est une limite, (3) donner une piste sur comment éliminer cette limite, et (4) justifier pourquoi la limite n'a pas été éliminée dans l'étude. Point final.

Il y a généralement un compromis entre le coût d'une étude et sa précision. L'important n'est pas nécessairement d'avoir des conclusions précises, mais plutôt d'avoir une conclusion nuancée par ses limites. Il appartient alors à celui qui finance l'étude de décider s'il veut ou non payer pour réduire (ou éliminer) les biais afin d'obtenir une meilleure précision et ainsi réduire les incertitudes.

4.5. La Figure 2 : Évolution des taux de participation selon les droits de scolarité (Québec et Ontario)

Voici la figure 2 originale de la note économique de 2010:


Source : note économique de l'IEDM.

Commentaire sur la forme : attention au choix des couleurs des courbes! Si les courbes de l'Ontario avaient été de la même couleur, cela aurait facilité l'interprétation du graphique!

Voici le texte associé à la page 2 de la note 2010 :
« Par ailleurs, la forte augmentation des droits de scolarité au Québec après 1990 (préalablement gelés pendant une vingtaine d’années) ne semble pas avoir influencé le taux de participation, lequel a continué d’augmenter. De plus, la fréquentation a diminué après 1994, soit après que les frais aient de nouveau été gelés pour les étudiants résidant au Québec. Parallèlement, en Ontario, l’augmentation de 263 % (ou 153 % en dollars constants) des droits de scolarité de 1989-1990 à 2008-2009 n’a pas nuit au taux de participation, qui est aujourd’hui supérieur à la moyenne canadienne (voir Figure 2). La hausse des droits de scolarité réduirait-elle l’accessibilité aux études universitaires? »

L'analyse semble avoir du sens. Êtes-vous convaincus? Dois-je pour autant me résigner à « l'évidence »?

Attention : ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de lien apparent entre deux variables qu'il n'y a pas de lien de dépendance.

Le problème ici est l'hypothèse sur le lien de dépendance. On fait l'hypothèse que le lien de dépendance serait instantané, c'est-à-dire qu'une variation des droits de scolarité affecterait immédiatement le taux de fréquentation. Le graphique de la figure 2 est un contreexemple suffisant pour invalider cette hypothèse très précise. Mais il y a d'autres hypothèses possibles. Il serait donc prématuré de conclure qu'il n'y a absolument aucune dépendance possible. L'auteur doit nous inviter à la prudence sur cette question plutôt que de laisser le lecteur sur la conclusion suggérée.

Les hypothèses peuvent être très difficiles à trouver, car les liens de dépendance peuvent être très subtils. Les meilleurs chercheurs au monde peuvent parfois mettre des années avant de les trouver! Ce fut notamment le cas pour identifier la source (les fameux CFC) du problème de la détérioration de la couche d'ozone. Si les chercheurs n'avaient pas eu l'imagination de penser que l'effet combiné du froid et des CFC pouvait briser les molécules d'ozone, nous n'aurions pas eu le Protocole de Montréal. Ce ne serait pas de la crème solaire FPS 30 ou 60 qu'on vous vendrait en pharmacie, mais plutôt de la FPS 300! À ce jour, on cherche encore des hypothèses pour expliquer le déclin des populations d'abeilles.

Trouver des hypothèses prend de l'intuition et de l'imagination. Cela demande aussi de l'ouverture d'esprit afin de ne pas négliger des hypothèses qui seraient contre-intuitives ou qui remettraient en question nos propres valeurs. Cela étant dit, il n'y a ni de bonnes, ni de mauvaises hypothèses. L'important est plutôt d'avoir une démarche scientifique rigoureuse afin d'établir un protocole correct pour valider ou invalider les hypothèses. Par contre, identifier des hypothèses vraisemblables dès le départ permet d'épargner beaucoup de temps.

Alors, soyons imaginatifs et créatifs! Essayons de trouver quelque chose dans les mêmes données que celles montrées à la figure 2. Je vous propose une hypothèse toute simple. Imaginons que l'impact de la variation des droits de scolarité pourrait être décalé dans le temps. Pourquoi cette hypothèse? On pourrait présumer qu'un étudiant, ayant déjà entrepris ses études universitaires ou s'y étant préparé, n'abandonnera pas subitement ses études suite à une hausse immédiate. Par contre, cela pourrait affecter ceux qui réfléchissent à entreprendre des études universitaires.

Choisissons arbitrairement un décalage temporel de 2 ans. L'hypothèse serait alors la suivante :

4.6. Figure 2 corrigée

Pour faciliter la visualisation, la figure 2 est reproduite deux fois ci-bas, l'une pour le Québec (gauche) et l'une autre pour l'Ontario (droite). Pour faciliter l'interprétation des graphiques, les courbes des droits de scolarités sont décalées dans le futur de deux ans.



Source : note économique de l'IEDM (avec modifications pour faciliter la visualisation et l'interprétation).

Cas Québec (à gauche). Le Québec a connu sa plus forte hausse entre 1990-1991 et 1995-1996. Selon notre hypothèse, cela devrait se refléter sur les années 1992-1993 à 1997-1998. L'impact semble en effet se faire sentir par une stagnation du taux de participation jusqu'à 1994-1995 suivi d'une descente jusqu'en 1997-1998. Par la suite, durant la période de gel des droits de scolarité, on peut constater une montée significative entre 2000-2001 et 2006-2007.

Cas Ontario (à droite). De 1999-1991 à 2001-2002, on peut observer une augmentation significative des droits de scolarité. L'impact semble se faire sentir par une stagnation du taux de participation entre 1992-1993 et 2001-2002. Par la suite, les droits de scolarité continuent d'augmenter, mais de façon moins importante. Durant cette période, on observe une augmentation significative du taux de participation.

L'hypothèse semble tenir la route! Êtes-vous impressionnés ? Est-ce un hasard ou un lien de cause à effet? Encore une fois, n'allez pas trop vite avant de sauter aux conclusions! Ces graphiques ne font que suggérer qu'il pourrait y avoir un lien entre les droits de scolarité passés (2 ans en arrière) et le taux de participation. Toutefois, on ne peut pas encore conclure qu'il y a réellement un lien de cause à effet puisqu'on ne contrôle pas toutes les autres variables (les variables omises) qui influencent aussi la décision d'aller ou non à l'université. Cependant, ces nouveaux graphiques devraient ébranler votre confiance si vous croyez qu'il n'y a strictement aucune relation de dépendance! Votre fardeau sera alors d'expliquer et de démontrer le contraire. Et si j'étais « économiste d'une semaine », je referais le même graphique pour toutes les provinces et pour le Canada globalement! Et avec des données plus récentes. Mais, je ne suis qu'« économiste d'un jour »!

Revenons au choix arbitraire du décalage temporel de 2 ans. Pourquoi pas 1 an? Pourquoi pas 3 ans? Ce sont tous des choix arbitraires. Même le choix d'aucun décalage (0 an) dans la figure 2 originale est un choix arbitraire! Mais, soyons honnêtes, le décalage de 2 ans a été choisi parce qu'il appuyait le mieux la conclusion que je voulais suggérer! Je voulais simplement montrer comment il était facile de suggérer une tout autre conclusion. Rappelez-vous qu'il n'y a pas de bonnes ou mauvaises hypothèses. Maintenant que l'hypothèse est vraisemblable, nous pourrions élaborer un protocole pour la valider.

En fait, l'hypothèse ne semble pas tout expliquer. Bien qu'elle semble expliquer une tendance lourde, certaines petites variations demeurent inexpliquées. Regardons le taux de participation au Québec à partir de 2006-2008. Il diminue légèrement. Un raffinement possible de l'hypothèse pourrait être de considérer le moment auquel les hausses sont annoncées. Une haute annoncée à l'avance pourrait avoir un effet plus immédiat qu'une hausse soudaine. Cela illustre qu'on trouve rarement la « bonne » hypothèse dès le départ. Il faut souvent la raffiner plus d'une fois afin d'être capable d'expliquer toutes les situations. Et c'est sans parler de toutes les autres variables omises! La vérité est que la réelle relation de dépendance est probablement très complexe. Et probablement trop complexe pour se limiter à seulement deux variables. Mais, ce n'est pas parce qu'une relation est complexe qu'elle n'existe pas. Elle est seulement beaucoup plus difficile à trouver et à modéliser qu'on nous le laisse croire.

Voilà, tout cela pour dire qu'il existe beaucoup d'hypothèses à explorer. Avant de pouvoir prouver et conclure l'absence de lien (ou d'un lien peu significatif), il faut éliminer toutes les hypothèses qui pourraient l'expliquer. Ceci n'est pas une mince tâche. Généralement, il est beaucoup plus facile de prouver un lien de dépendance entre deux variables que l'absence d'un tel lien. Il est aussi généralement plus difficile de prouver un lien de cause à effet qu'un simple lien de dépendance.

4.7. Discussion sur les facteurs de fréquentation ou de non-fréquentation

Version 2010, page 2 :

« Les enquêtes menées par Statistique Canada ont ainsi révélé que 26 % des étudiants canadiens qui n’ont jamais poursuivi d’études postsecondaires invoquent des raisons financières comme principale cause de non-fréquentation. »

Cette phrase indique que 26 % des étudiants canadiens considéraient qu'ils avaient un obstacle financier. Un obstacle financier signifie que le prix demandé dépasse la capacité de payer ou la limite acceptable. Rappelez-vous qu'un obstacle est quelque chose qui limite l'accès à une chose (ex: éducation).

Version 2010, pages 2-3 :

« On note également que les frais de scolarité ne sont qu’une composante des « raisons financières », celles-ci comprenant également les coûts de subsistance, de logement et le manque à gagner durant les études. Pour le Québec, 13% des répondants ont choisi les raisons financières comme principale justification de ne pas poursuivre leurs études tandis que 18 % ont voulu prendre un temps d’arrêt des études et 17 % ont signalé le manque d’intérêt. Pour l’Ontario ces chiffres sont de 23 %, 19 % et 7 % respectivement. Il faut cependant noter que le fait que l’inscription à un CEGEP soit essentiellement gratuite au Québec explique partiellement la faible proportion d’étudiants qui citent les raisons financières comme cause principale de non-fréquentation. Il est donc probable que si on ne tenait compte que de l’enseignement universitaire, la proportion se rapprocherait de la moyenne canadienne. »

Relisez attentivement les deux phrases en gras, soulignées et sur fond jaune. Une interprétation de la première de ces phrases pourrait être : puisque le cégep est essentiellement gratuit, les raisons financières seraient moins un obstacle à leur accessibilité. Ai-je bien lu?

Version 2010, page 3 :
« Par ailleurs, on sait que dans ce genre d’enquête, les réponses peuvent ne pas refléter toute la réalité. Il peut être relativement difficile pour un jeune d’admettre que la principale raison pour laquelle il n’est pas à l’université est que ses notes au secondaire ou au CEGEP étaient mauvaises. De telles considérations font que l’importance des raisons financières est probablement surestimée. »

Voilà un bel exemple de spéculation sur une limite d'une étude! L'auteur n'a pas tort d'affirmer que ce genre d'enquête peut être biaisé. Ceci est effectivement une limite typique. Toutefois, le fait que ce biais surestime l'importante des raisons financières demeure une hypothèse. L'auteur utilise une stratégie qui consiste à minimiser certaines données qui ne supportent pas les conclusions suggérées. Soyons critiques sur ce point précis. Est-il possible qu'il soit difficile pour un jeune d'admettre qu'il n'avait pas le courage de s'endetter pour étudier? Voilà une autre hypothèse qui va dans l'autre direction! Selon vous, qu'est-ce qui est le plus « honteux » : (1) avoir de mauvais résultats scolaires ou (2) avoir peur de s'endetter pour quelque chose de très rentable? Tout compte fait, l'hypothèse d'une surestimation reste à être démontrée. Et il faudrait aussi estimer la surestimation si elle existe! Petite parenthèse, il existe des méthodes pour minimiser ce genre de biais. De questions et des entrevues qui confrontent la personne peuvent réduire ce biais. Il faudrait analyser la méthodologie employée par Statistique Canada lors de l'enquête référencée par la note économique.

5. Conclusion

Dans cette critique, j'ai fait la démonstration qu'il était possible de suggérer d'autres conclusions en changeant légèrement la méthodologie, et ce, avec les mêmes données que la note économique. Toutefois, cela ne prouve pas qu'il y a un lien de cause à effet entre les droits de scolarité et le taux de fréquentation. Mais avouez que ça semble être une bonne piste avec mes nouveaux graphiques!

Voilà, cela démontre qu'on peut faire dire bien des choses aux chiffres. Mais noter la nuance entre les mots suggérer, démontrer et prouver. Lorsqu'on emploit une démarche scientifique très rigoureuse, il est impossible de prouver deux conclusions incompatibles. Seule une erreur le permet. Pour prouver scientifiquement que le niveau des droits de scolarité (n') influence (pas) l'accessibilité, il faut être capable d'énumérer et d'isoler toutes les variables qui influencent la décision d'aller ou non à l'université. Petit bémol très pertinent. Dans plusieurs sciences, dont les sciences humaines et les sciences expérimentales, identifier toutes les variables est généralement hors de portée. Il y a tout simplement trop de variables en jeu! Imaginez, même la mort de votre chien peut influencer votre destin! Cependant, cela n'empêche pas les chercheurs de faire de la recherche. Ils ont seulement le devoir d'être plus prudents dans leurs conclusions.

Enfin, je ne m'aventurerai pas plus loin sur les conclusions et réponses aux 5 questions préalablement identifées dans l'avant-propos. Je laisse ce travail aux gens qui sont plus compétents que moi dans ce domaine. Après tout, je suis seulement un « économiste d'un jour »! Et je ne fais que critiquer, une tâche nettement plus facile.

En conclusion, la prochaine fois que vous lirez une note économique (enfin n'importe quel article), soyez attentifs et critiques. Quelle est la méthodologie employée? A-t-on choisi les bonnes variables? Les manipulations des données sont-elles adéquates? A-t-on fait des efforts raisonnables pour minimiser les biais statistiques? A-t-on posé les bonnes hypothèses? Le protocole de validation est-il rigoureux? Est-on capable de tout expliquer? Les limites de l'étude sont-elles discutées? Qui a produit l'étude? Qui a financé l'étude? Les auteurs et ceux qui financent l'étude avaient-ils une conclusion espérée? Toutes ces questions sont pertinentes afin d'apprécier la qualité d'une étude et de ses conclusions. Bref, soyez très vigilants, on pourrait tenter d'influencer votre jugement!

6. Démarche scientifique

Si vous voulez en savoir plus sur la démarche scientifique et la rédaction scientifique, je vous recommande le livre « From Research to Manuscript: A Guide to Scientific Writing » de Michael Jay Katz. Ce livre est même très «accessible»! Vous pouvez aussi consulter ma présentation générale « Comment rédiger et publier un article scientifique » en formats PowerPoint ou PDF.

6.1. Responsabilité du scientifique

Attention, la note économique n'a pas la prétention d'être un article scientifique. Par contre, ses supporteurs n'hésitent pas à reprendre des arguments présentés dans celle-ci lorsqu'ils font des interventions dans les médias. C'est là qu'il y a un danger, car la frontière entre les faits prouvés et les opinions peut être floue. Bien qu'il n'y ait pas d'ordre professionnel pour les scientifiques et chercheurs (pour de bonnes raisons!), ces derniers ont une responsabilité morale de ne pas induire le public en erreur. Je les invite à la prudence.

6.2. Révision par des pairs

Pour réduire le risque d'erreurs, il y a ce qu'on appelle le processus de révision par des pairs (peer review). La critique que je viens de faire ressemble à une révision d'article scientifique. Si la note économique avait été un article scientifique, au moins trois personnes réputées compétentes dans le domaine auraient été invitées à réviser l'article. Ils l'auraient révisé de façon indépendante sans se consulter au préalable. C'est un processus anonyme (blind review), c'est-à-dire que les auteurs ne savent pas qui révisent leur article. C'est parfois même doublement anonyme (double-blind review), c'est-à-dire que les réviseurs ne savent pas qui sont les auteurs.

Les réviseurs sont généralement des professeurs d'université ou des chercheurs dans des centres de recherche réputés. Les réviseurs demandent souvent un avis complémentaire à leurs collègues ou à leurs étudiants aux cycles supérieurs. Une fois les révisions effectuées, elles sont regroupées et analysées par un ou deux autres experts membres du comité du programme (program chairs) dans le cas d'une conférence, ou du comité d'édition (editoral board) dans le cas d'un journal scientifique. Ainsi, il n'est pas rare qu'une dizaine d'experts participent à la révision d'un article avant que ce dernier soit publié. C'est seulement après toutes ces étapes qu'un travail de recherche devient une contribution pour la société.

7. À propos de l'auteur

Avertissement : je veux être très clair, je ne me prononce ni sur la qualité scientifique, ni sur les conclusions de la note économique. Ce n'est pas mon domaine d'expertise. J'invite simplement les lecteurs à la prudence.

Éric Beaudry est « économiste d'un jour ». Sa plus récente formation en économie est un cours d'économie de 5e secondaire à la non moins prestigieuse École secondaire du Verbe Divin à Granby. L'auteur a écrit cette critique durant ses temps libres. Des efforts raisonnables ont été faits pour réduire les risques d'erreurs lors de la transcription et de la manipulation des données, et lors de la production des graphiques. Cependant, l'auteur ne peut garantir l'exactitude de toutes les données et des graphiques générés. L'auteur invite ainsi les lecteurs à la prudence. Les lecteurs ont la responsabilité de porter un regard critique sur la présente critique. Ils sont invités à ne pas extrapoler les conclusions qu'on pourrait y retrouver.

© Éric Beaudry 2011.